Un poème de Gatien Lapointe (1931-1983)
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Ce paysage est sans mesure
Cette figure est sans mémoire
J’écris sur la terre le nom de chaque jour
J’écris chaque mot sur mon corps
Phrase qui rampe meurt au pied des côtes
J’ai refait le geste qui sauve
Et chaque fois l’éclair disparut
Tu nais seul et solitaire ô pays
L’homme de mon pays sort à peine de terre
Et sa première lettre est un feuillage obscur
Et son visage un songe informe et maladroit
Cet homme fait ses premiers pas sur terre
Il s’initie au geste originel
Et ses poignets saignent sur la pierre sauvage
Et les mots écorchent sa bouche
Et l’outil se brise dans ses mains malhabiles
Et c’est toute sa jeunesse qui éclate en sanglots
Tout commence ici au ras de la terre
Ici tout s’improvise à corps perdu
Ma langue est celle d’un homme qui naît
J’accepte la très brûlante contradiction
Je suis la première enfance du monde
Je crée mot à mot le bonheur de l’homme
Et pas à pas j’efface la souffrance
Je suis une source en marche vers la mer
Et la mer remonte en moi comme un fleuve
Une tige étend son ombre d’oiseau sur ma poitrine
Cinq grands lacs ouvrent leurs doigts en fleurs
Mon pays chante dans toutes les langues
Je vois le monde entier dans un visage
Je pèse dans un mot le poids du monde
Gatien Lapointe
Extrait de Ode au St-Laurent, Éditions du jour, 1963
Par France Bonneau